LE CREDO EN KERSANTON DES APOTRES DE BRETAGNE
 

Extraits du texte de Yves-Pascal CASTEL, chercheur à l'Inventaire général de Bretagne,
paru dans les cahiers de l’Iroise de janvier 1991

             

 

 

Titre paradoxal, le Credo en kersanton des Apôtres de Bretagne, fait résonner dans ce colloque international un mot de la langue vivante bretonne. Il n'a pas été retenu sans hésitation. Mais on a pensé que kersanton était le seul vocable convenant à notre propos. D'ailleurs, chacun le pourra trouver sous la variante kersantite, dans tout bon dictionnaire français : Kersantite (de Kersanton, nom de lieu en Bretagne) roche lamprophyrique, composée de plagioclase et de biotite, voisine de la diorite et de la manzonite...

 

Dans le pays, les textes connaissent le mot de kersanton depuis le XVIIe siècle. Et l'on connaît la chose depuis le XVe, cette pierre sombre arrachée aux belles carrières littorales de la rade de Brest. Carrare de Basse-Bretagne, le kersanton offre, au sculpteur un matériau de choix.

 

Le Finistère, le plus grand utilisateur du kersanton, parmi les cinq départements de la Bretagne historique, aligne dans la vaste masse des statues tirées de ce matériau, 350 apôtres du format petite nature, c'est-à-dire de taille moyenne, entre 0,90 m et 1,60 m. Rondes-bosses d'applique abritées sous les voûtes des porches, accrochées aux massifs des calvaires ou sur la façade de quelque chapelle-ossuaire.

 

Dans la foule des 350, force sera de nous en tenir, aux soixante individus qui sont en relation directe avec les douze articles du Credo confié, selon le Pseudo-Augustin, à chacun des apôtres pour servir de thème à sa prédication particulière.

 

Enfin, parmi les Douze nous ferons un sort à Thomas à qui les tailleurs de pierre bas-bretons ont réservé une place de choix.

 

LES PHYLACTÈRES ET LE CREDO

 

Les apôtres, en Bretagne comme ailleurs, se signalent, mais pas toujours et pas tous, par un attribut qui les différencie. Un phylactère vient généralement compléter l'accoutrement. Banderole de largeur variable, tenue à la main, déployée sur les tuniques et les manteaux, le phylactère coule, discret, sur les plis du vêtement ou s'étale en largeur et se gonfle, participant à l'effet de masse de la sculpture, surtout dans la rudimentaire.

 

Chargés des versets du Credo certains d'entre eux sont gravés. Mais plus nombreux ceux qui, laissés lisses sous l'outil, eurent leurs lettres peintes en accord avec la polychromie de la statue.

 

PHYLACTÈRES UNIS ET PEINTS

 

Hélas! les phylactères peints ont mal tenu. Les versets du credo en sont perdus, défaits par le temps, ou grattés par quelque faux puriste.

 

Néanmoins, sur certaines statues du porche de Rumengol des bribes de lettres aiguisent encore la curiosité permettant d'en reconstituer l'histoire mouvementée

 

Rumengol est une étape mariale du tour de Bretagne pénitentiel imposé aux pécheurs publics, tour que l'on appelait le Tro-Breiz. En 1723, le peintre Olivier Grall, sieur de Messyven, remit en couleurs les «figures(...) du portic et entrée de l'église». Datant du XVIe siècle, ces figures d'apôtres vécurent des jours heureux jusqu'à ceux où 1793 en fit décapiter trois avant de jeter le tout aux orties dans un coin du cimetière. Quand après le Concordat, nos apôtres regagnent leur porche, ce sera sans souci d'ordonnancement. Ainsi saint André, d'ordinaire le second, près de saint Pierre, se trouve poussé dans la 8e niche. Mais on le reconnaît à son attribut.

 

De même Jacques le majeur, de la 3e place passe à la 10e. Le verset Conceptus est de Spiritu Sancto, natus ex Maria Virgine peint par Olivier Grall réapparaissant sous le verset repeint au XIXe siècle le confirme. La place actuelle de ces deux-là n'est point bonne.

 

L'exemple de Rumengol, parmi d'autres, montre quelles vicissitudes a subi le collège des apôtres. Aussi seules seront retenues dans le présent inventaire les statues dont le Credo gravé permet une étude circonstanciée.

 

PHYLACTÈRES GRAVÉS

 

Les séries gravées, en creux ou en relief, sont d'autant plus précieuses qu'elles sont rares. Deux d'entre elles, bonnes statues d'atelier du XVe siècle, provenant de toute évidence d'une série mutilée dont on ne peut préciser la localisation première, ornent la porte d'entrée moderne du cimetière de Douarnenez, paroisse de Ploaré. Le phylactère de saint Pierre est gravé, en minuscules gothiques, du premier article en entier: CREDO IN DEU(M) PATREM OMNIPOTE(N)TE(M) CREATOREM CED ET TERRAE. Le saint Jean se reconnaît au quatrième verset bien que le haut de sa banderole soit brisé: (PASS)US SUB PO(N)TIO PILATO.

 

LE CREDO DES APOTRES DE SAINT-HERBOT, PLONÉVEZ-DU-FAOU

 

Heureusement, complets et en parfait état, les apôtres du porche de Saint-Herbot, à Plonévez-du-Faou, avec leurs beaux phylactères gravés. Un ensemble statuaire daté de 1481, parmi les plus beaux du pays. Les lettres en minuscules gothiques, se serrent sur de larges banderoles qui glissent de l'épaule gauche, et s'enroulent sur le pied nu après avoir été retenues dans la main. Ici, la désignation de chaque apôtre est claire. Les noms sont sur les socles. Mais si l'on s'en tient aux attributs, clé, croix en X, chapeau à coquille, palme et coutelas, seuls cinq personnages peuvent être identifiés avec certitude: Pierre, André, Jacques le majeur, Jean et Barthélémy. Le livre des sept autres, si gros soit-il, ouvert ou fermé, est un symbole insuffisant pour permettre de reconnaître le personnage qui le porte, sauf à en déchiffrer le nom sur le socle.

 

A Saint-Herbot on rejoint les sources de l'ordonnancement du Collège apostolique, tel que le concevait un atelier breton en 1481. Il n'est autre que celui de l'ordo du canon romain, identique à la litanie des saints. Tradition toute médiévale qui ne tardera, d'ailleurs, pas à être rompue.

 

Les phylactères étant de belle ampleur, il a été loisible au sculpteur d'y déployer les versets dans leur intégralité, quitte à user d'abréviations tildées.

 

1) PETRUS: CREDO I(N) DEU(M) P(AT)REM 0(MN)IPOTE (N)TE(M) CREATORE(M) CELI ET TERRE.
2) ANDREAS: ET IN IH(ESU)M XPM (CHRISTUM) FIL(IU)M EIU(S) UNICU(M) D(0)M(IN)U(M) N(OST)R(U)M.
3) JACOBUS: QUI CO(N)CEPTUS E(ST) DE SP(IRIT)U S(ANC)TO NATUS EX MARIA VIRGINI.
4) JOHANNES: PASSUS SUB P(ON)TIO PYLATO  CRUXIFIXUS MORTUUS ETSEPULTUS.
5) THOMAS: DESC(E)NDIT AD  I(N)FERNA TERCIA DIE RESURREXIT A MORTUIS.
6) JACOBUS MINOR: ACCE(N)DIT AD CELOS SEDET AD DEXTERAM DEI PA(TRI)S 0(MN)IP(0)TE(N)TIS.
7) PHILIPPUS: INDE VE(N)TURUS (EST) IUDICARE VIVOS ET MORTUOS.
8) BARTHOLOMEUS: CREDO IN SPIRITUM SANCTUM.
9) MATHEUS: S(AN)C(T)AM ECC(LESIA)M CATHOLICA(M) S(AN)C(T)0R(UM) CO(M)MUNIONE(M).
10) SYMON:REMISSIONEM PECCATORUM.
11) JUDAS: GARNIS RESURRECTIONEM.
12) MATHIAS:VITAM ETERNAM. AMEN.

 

 

VERS DES CREDOS AUX VERSETS CONCIS

 

On l'a déjà dit, les versets sont d'autant plus développés qu'ils sont anciens, fin XVe, ou début XVIe, à Saint-Herbot, Larmor-Plage et Douarnenez.

 

Le mode concis émerge vers le milieu du XVIe siècle. Le sculpteur breton ne prend alors à chaque article du Credo que deux ou trois mots. Témoin la séquence du calvaire de Saint-Vennec, à Briec, en belles lettres fleurorinées. Peu importe que les statues, datés 1556, soient aujourd'hui en désordre, et que Jacques le mineur et Barthélémy ne soient plus sur le monument. Voici le texte :

 

S. PETRVS: Credo in Devm,
S. ANDREAS: et in lesvm,
S. JACOBVS MA: qui conceptvs,
S. IOANNES: passvs sb poncio,
S. THOMAS: descendit ad inferos,
(Jacques le mineur, manque),
S.MATTEVS: sanctam eccli(esiam),
S. SIMON: remissionem pecca(torum),
S.IVD: (carnis),
S. MATHIAS: vitam aeternam. Amen.

 

 

LA PLACE PARTICULIÈRE DE SAINT THOMAS

 

Avant de quitter nos apôtres de kersanton, il nous faut observer un usage qu'il serait intéressant de confronter avec ce qui s'est fait hors de Bretagne. Il s'agit de la place réservée à Thomas, à partir du milieu du XVIe siècle, par les tailleurs de pierre locaux. Le phénomène touche l'ensemble des séries d'apôtres, que le phylactère porte le Credo ou non.

 

Parmi les attributs prêtés à Thomas, l'équerre retient la faveur des ateliers bretons. Une équerre qui s'origine dans la Légende dorée de Jacques de Voragine. On connaît le récit. L'apôtre des Indes, s'étant vu confier par le roi Gundaphorus des sommes d'argent destinées à la construction du palais royal, Thomas, entendant la chose à sa manière, les distribue aux pauvres, construisant au monarque surpris une demeure dans les cieux.

 

Quoiqu'il en soit de l'invention gnostique rejetée dès l'origine par saint Augustin, les bâtisseurs, les maîtres-maçons, les tailleurs de pierre, les imagiers, les sculpteurs, en un mot les hommes de pierre ont, dès longtemps, choisi Thomas pour patron, lui donnant pour attribut symbolique leur propre emblème corporatif, l'équerre.

 

Non contents de désigner ainsi l'un des leurs, nos « picoteurs » de kersanton lui assignent une place privilégiée. Ainsi, dans la seconde moitié du XVIe siècle, Thomas détrône Mathias en queue de file. Une douzième place qui pour être la dernière n'en est pas moins honorable eu égard à la distribution des statues en double rangée face à face à l'intérieur d'un porche. Car de cette manière, Thomas dressé vis-à-vis de Pierre, prend une situation, somme toute, avantageuse.

 

Ainsi, face à Pierre, dans la moitié des porches du Finistère, se campe saint Thomas. Et l'on peut penser que dans les autres cas, il s'est produit, à quelque époque, un dérangement.

 

Pour rendre compte de la place particulière de Thomas, on pourrait, à l'explication déjà donnée qui
relève de l'histoire des métiers, en ajouter une autre qui rejoint, par un détour, la confession de foi. Face à Pierre, le croyant qui court au tombeau vide et déclare sa fidélité au Seigneur avec éclat, se niche l'homme du doute, qui refuse d'adhérer d'emblée à l'événement primordial. Conjonction éclairante, homélitiquement exploitable on le devine

 

La Basse-Bretagne, vieille terre de chrétienté, ne manquant pas d'ancrage réaliste, le populaire pouvait se reconnaître en ce Thomas douteur. Un dicton s'entend encore : Thomas na gredas, pa na welas. Thomas ne croit pas, s'il ne voit pas..

 

Aussi l'importance donnée à Thomas par les sculpteurs du XVIe siècle, si elle corrobore la vitalité artistique des ateliers de kersanton du côté de Landerneau, viendrait-elle nuancer l'histoire du sentiment religieux breton. La place symbolique dont nous parlons fut attribuée au temps du Concile de Trente, un temps où Roland de Neuville, évêque de Léon, s'attache vigoureusement à endiguer les infiltrations de la Réforme dans son diocèse. Et ne fallait-il pas exorciser ce doute de la conversation quotidienne, dans plus d'un canton breton, reflet d'une foi moins monolithique qu'on ne l'a dit?

 

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