Saint Mathieu et l’île d’Ouessant
ou
De la difficulté de lever la dîme

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     Comme vous avez pu vous en rendre compte, l’histoire de Saint Mathieu (et du Conquet) est une suite de pillages et de destructions.
Rares sont les documents échappés aux destructions.
     Le modeste acte notarié dû à la plume de François le Barzic, nous livre un précieux regard sur la vie des moines de Saint Mathieu voici plus de trois siècles en arrière.

        C'est la minute d’un acte notarié, établie au greffe subalterne sis au bourg du Conquet, dépendant de la juridiction royale de Brest-Saint-Renan, en date du 28 juillet 1664. (A l’époque le Conquet, faisait partie de la trève de Lochrist, paroisse de Plougonvelin. La trève, devenue paroisse au Concordat, a pris le nom du Conquet).
 

     De tout temps, il a bien fallu aux moines assurer leur subsistance et le bon état des bâtiments monastiques.
     Depuis déjà une centaine d’années avant la rédaction de cet acte, les moines, mais aussi les abbés, avaient trouvé un moyen commode pour s’épargner les interminables et conflictuelles opérations de levée des diverses redevances: Ils les affermaient contre des sommes forfaitaires.
     On connaît donc les noms des fermiers généraux de l’abbaye durant le XVIII° siècle. Les responsables de prieurés, qui avaient la charge de gérer leurs propres revenus, faisaient de même ; et pour les nobles, ce n’était apparemment pas déchoir que d’accepter cette charge.

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      A la lecture de l’acte nous verrons que les moines avaient affermé leurs dîmes à Marie Simon, dame de Kerlezren, charge à cette dernière de récupérer son argent auprès des habitants de la juridiction (en prenant un bénéfice au passage). Mais un conflit d’influence l’oppose au Marquis de Sourdéac sur l’île d’Ouessant…

     Minute de l’acte notarié

     François Le Barzic et Jan Le Vaillant nottaires et tabellions du Roy nostre sire jurés et receveurs en sa juridiction royalle de Sainct Renan et Brest résidans au bourg du Concquest treff de Lochrist paroisse de Plougonvelin certiffions que ce jour vingt et septiesme juillet mil six cent soixante et quattre à la recqueste du Reverend Père dom Germain Cousin soubzprieur de labbaie de Sainct Mahé fin de terre en basse brettaigne, accompaigné de dom Hillaire Pellier Religieux de la mesme abbaie, ledit dom Germain faisant pour Reverend Père Yves Gaigneron prieur de la Boixière aultrement Buzit Sainct Cognogan comme aussi à la recqueste de dame Marie Symon dame douarière de Kerlezren fermière des dixmes et cheffrantes appartenantes au prieur de la Boixière dans l’Isle d’Oixant, nous nous serions transportez jusques à un port de ladicte Isle d’Oixant appellé Le Stiff dans le batteau d’Amboise Jan fretté par ladicte damoiselle ou estoient François Paul, Guillaume Le Mao et Paul Corre mathelotz, ou estant arrivés environ les unze heures du mattin et faict debvoir de dessendre à terre nous aurions esté arresté par un soldat se disant de la guarnison de ladicte Isle jusques à ce que il auroit obtenu permission du sieur de Castres capittaine de ladicte Isle soubz le Seigneur marquis de Sourdéac, ce quy nous auroit obligé de demeurer dans lequel batteau après une heure, et en l’endroit, après lequel temps ledict sieur de Castres seroit arrivé et auroit permis les susdicts mettre pied à terre.

     Sur quoy ledict dom Germain Cousin audict nom luy auroit déclaré estre venu expres pour lever la dixme et cheffrante deübs en ladicte Isle audict prieur de la Boxière et en faire jouir en leur présance ladicte dame fermière dicelles, attendu l’assignation qu’elle auroit faict donner audict prieur de la Boxière par recqueste respondue et signiffyée le dix neuffiesme du mois par Botzésy sergent royal, à laquelle sommation ledict de Castres auroit faict response qu’il ne laisseroit point jouir ladicte dame de Kerelzren desdictes dixmes et cheffrantes luy affermées, qu’il en eust jouy luy mesme comme il en avoit jouy lannée passée et qu’il auroit faict valloir lesdictes dixmes  et cheffrantes aultant qu’un aultre, et mesme qu’il estoit prefférable, faisant offre de paier lannée passée. Sur quoy ledict dom Germain luy ayant replicqué qu’il ne pouvoit pas en passer baill à personne au préiudice de ladicte dame dont il restoit encorre plusieurs arriérés à expirer de sondict baill ledict sieur de Castres auroit spécifié et dict absolument que personne n’en auroit jouy que luy, ensuite de quoy lesdicts religieux entrèrent dans ladicte Isle et fust la dame de Kerelzren contrainte de se retirer dans le mesme batteau dans lequel elle estoit venue : de tout quoy lesdicts religieux et dame nous auroient recquis le présent acte que leur nous avons dellivré à valloir et servir comme il appartiendra, ledict jour et an que dessus soubz leur signes et  les nostre cy apprès apposées.

     Et en lendroit, environ les unze heures et demy du matin dudict jour, en attendant que le cappitaine fust arrivé au port du Stiff, y survient escuier Nouel Heussaff sieur de Krelzren fils aisné de ladicte dame originaire de ladicte Isle et proppriétaire du lieu manoir et lieu noble de Kerlzren dépendances et préminances d’Icelluy avec son moulin sittué en ladicte Isle d’Oixant, faisant son principal partage noble ou estoit son séiour originaire de luy et de ses Encestres, porté dans le batteau de Jan Trouin ou estoient aussi maistre Yves Keranvran sergent et trois mathelotz, lequel sieur de Kerelzren auroit esté pareillement arresté par ledict soldat jusques à l’arrivée dudict sieur de Castres. Lequel sieur de Castres voyant ledict sieur de Kerelzren faire debvoir de dessendre, luy auroit demandé ce qu’il cherchoit à quoy ayant respondu qu’il désiroit entrer dans ladicte Isle pour se rendre en son manoir et jouir de ses biens attendu qu’il avoit apprins la difficulté que ses fermiers et tenanciers font de luy paier ses redevances depuis les deux ans environ, qu’il a apprins  quon luy auroit reffusé l’entrée de ladicte Isle, ce qui l’auroit empesché de sy présanter jusques à ce jour, ce qu’il auroit affirmé luy avoir esté faict tant dans son manoir qu’à ses armes et son bancq establi de tous temps dans lesglise paroissialle et dans la chapele nostre Dame donnant sur le cemittière, mesme dans son collombier et moulin,  quon jouissoit et usurpoist des sentences et quenfin il avoit besoingn de son dict manoir pour continuer sa demeure ; à tout quoy ledict sieur de Castres auroit courtement respondu qu’il avoit ordre de Monsr le Marquis de Sourdéac de luy empescher lentrée de ladicte Isle et quil n’entreroit pas au moins de luy faire voir ordres dudict sieur Marquis de Sourdéac, ce quy lauroit obligé de faire voille sans avoir la faculté de mettre pied à terre, de tout quoy auroit pareillement le sieur de Kerelzren recquis acte de ce que nous luy avons déllivré à valoir et servir comme il voira ensemblement et joinctement avec lesdicts  relligieux et dame de Kerelzren sa mère, soubz leurs signes respectives et les nostres, le sceau de nostre dicte Court (…) a laquelle fin sous (…) au tablier de soubzsignant le barzic au bourg du Concquest Ce jour vingt huictiesme juillet mil six cent soixante quattre Environ midy.

           Fr. germain Cousin                             Fr. Hilaire Pellier
           N. Heussaf                                            Marie Simon
           J. Le Vaillant, Nre Royal                      F. Le Barzic, nottaire royal  
  

     Commentaires :
 

     Nous pourrions être surpris de rencontrer deux moines au débarcadère d’Ouessant.
     Rien d’étonnant, pourtant, à cela. L’île n’est qu’à une vingtaine de kilomètres du continent et depuis le monastère on l’aperçoit très bien.
     Rien d’étonnant non plus à ce que les moines aient des redevances à prélever sur l’île quand on sait que toutes les abbayes de l’ancien régime constituaient des seigneuries avec tous les droits y attenant, y compris l’exercice de la justice.

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     Dans la multitudes de redevances connues la plus connue est sûrement la dîme, qui, ecclésiastique à l’origine, a été vite accaparée par les seigneurs laïcs, et dont la calcul variait entre la dixième et la trente sixième gerbe.

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     Fondée entre le VI° et le XI° siècle, l’abbaye a été maintes fois victime des raids anglais jusqu’à sa destruction totale en 1558.
     En cette année 1664, elle venait d’être reprise en mains par la congrégation bénédictine (1) dite de Saint-Maur, et ce après de grandes hésitations (il n’y restait plus qu’un seul moine).
    Le contrat de prise en charge fut finalement signé entre les supérieurs de Saint-Maur et l’Abbé commendataire Louis de Fumée la veille de Noël 1655.
     Les nouveaux moines ne prirent possession des lieux que le 17 mars 1656. Ils étaient au nombre de six, et en 1664 (date de notre document) ils ne devaient pas y être plus nombreux.


     Aucun des moines n’est breton car la congrégation de Saint Maur, pour mieux se défendre contre le système des abbés séculiers, s’était munie d’un Supérieur général et d’un Chapitre général, à qui revenait de nommer tous les prieurs de ses monastères pour trois ans renouvelables ( un peu comme beaucoup d’associations type loi 1901 actuelles) et de distribuer indifféremment les moines à l’intérieur de chacune des six provinces. Dans notre cas il s’agit de la province de Bretagne qui couvrait aussi les régions de Tours Angers et Le Mans, avec un noviciat commun à Saint Mélaine de Rennes.
Aussi constate-t-on une grande mobilité des moines d’un monastère à l’autre (2).
     Dom Germain Cousin était originaire de Saint Calais dans la Sarthe, Dom Hilaire Pellier d’Ancenis dans la Loire Atlantique, Dom Yves Gaigneron de Beaulieu les loches en Touraine.
Dans cette aventure Ouessantine Dom Germain Cousin ( âgé de 36 ans) est accompagné de Dom Hilaire pelletier ( prieur de Saint Matthieu depuis 1663 et âgé de 50 ans)

     «Faisant pour Révérend Père Dom Yves Gaigneron prieur de la Boixière, aultrement Buzit Saint Cognonan» dit le texte. Lui non plus n’est pas inconnu. Né en 1623, il a donc 41 ans. Il est prieur de Beuzit - Cognonan. L’histoire de ce vénérable sanctuaire est assez énigmatique. Il en reste encore un clocher typiquement léonard en bordure de la route nationale qui va de Landerneau à Brest. Situé non loin de la Forêt Landerneau (Goeled Forest) et du château de la Joyeuse Garde, c’était un des dix prieurés en dépendance de l’abbaye de Saint Matthieu.

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     Pourtant le Cartulaire de Landévennec, au XI° siècle faisait état d’un accord d’amitié et, apparemment, d’allégeance de saint Conogan à Saint Guénolé. Il est sans doute passé dans l’orbite de Saint Mathieu sous les vicomtes de Léon.
     C’était un prieuré cure (tout comme Coat Méal), c’est à dire doublé d’une paroisse, où le prieur en titre (les moines n’étant pas autorisées à faire ministère du culte) devait entrenir à ses frais un recteur ( vicaire perpétuel) et un vicaire (curé).

     La pension de ces deux prêtres (respectivement 700 et 358 livres au XVIII° siècle) épuisait à elle seules les maigres revenus du prieuré. Il ne faut donc pas s’étonner que Dom Yves Gaigneron se préoccupe de récupérer partout les rentes et dîmes qui lui sont dues, surtout quand on sait que dès le XVI° siècle les populations à dîmer étaient de plus en plus réticentes et que les moines se heurtaient à la concurrence du clergé séculier, des seigneurs locaux et de roi.

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L’Isle d’Oixant écrit le notaire du Conquet.

     On la trouve orthographiée de différentes façons au cours des siècles. Au I° siècle : Ouxisam. En 884, dans la vie de Saint Paul Aurélien. Au XVI° siècle : Oyssant. Mais les bretons l’appellent Enez Eussa, dont l’orthographe ancienne serait Heusaff.

     L’île n’était pas sans intérêt car sa possession en était disputée. En 1455 le Cardinal de Coetivy prétendait en posséder la majeure partie, tandis qu’en 1595 l’évêque Rolland de Neufville en revendiquait la propriété intégrale. Il en fit  cession  contre échange à «haut et puissant Messire René de Rieux, seigneur de Sourdéac, gouverneur de sa majesté en ses villes et château de Brest et son lieutenant en Bretagne » Echange contresigné le 20 Août 1596.

     Les Rieux étaient de très vieille noblesse bretonne, et ce René de Rieux se distingua en particulier dans les guerres de la ligue par sa fidélité au roi Henri IV, lequel lui confia la défense de Brest et le confirma ensuite dans ses fonctions de gouverneur de la ville, érigeant même pour lui l’île d ‘Ouessant en Marquisat.
     Son fils aîné Guy lui succéda à ce poste mais fût destitué par Richelieu pour avoir trempé dans les intrigues de Marie de Médicis ; son cadet, René, évêque de Léon en 1613 fût, lui aussi, dépossédé un temps de son évêché pour les mêmes raisons.

     Le Marquis de Sourdéac mentionné dans l’acte de 1664 est Alexandre, le fils de Guy. Homme de grande prodigalité, il se consacrait au développement en France de l’opéra en langue française ; encouragé par Mazarin, il y dépensa une fortune en qualité de metteur en scène.
     Nous voyons donc qu’il était lui aussi contraint de renflouer en permanence ses caisses et nous comprenons l’acharnement de son représentant sur l’île, louis de Castres, à défendre les intérêts de son maître, quitte à empiéter sur les droits d’autrui, en l’occurrence ceux du prieuré de la Boixière.
     Le capitaine de l’île demeurait au château de C’hastel Coz qui dominait toute l’île, mais maintenait en permanence un soldat pour garder le débarcadère.

     Sa femme, Jacquette Le Déauger ( Deauger signifie : celui qui lève la dîme) , était proche parente des anciens seigneurs de l’île, les Heusaff qui réclamaient eux aussi leurs droits. Si leur nom était le meilleur de leur titre, on voit que celui ci n’en imposait plus guère.
     En 1616 on note aux registres des naissances de Plougonvelin et de Lochrist un Noël Eusaff, fils de Jan sieur de Kerezlzn et de Mary Symon. Marie Simon figure au registre des sépultures de Lochrist en date du 27 février 1674, âgée de 75 ans. Douairière de Kerelzren ( le manoir a disparu, il était situé au lieu dit « ar maner ») elle était, en 1664, « fermière des dixmes et cheffrantes appartenantes au prieur de la Boixière». D’où sa présence dans cette affaire.

(1)A la révolution de 1789, le département du Finistère comptait cinq abbayes d’hommes, dont trois de bénédictins ( Landévennec, Quimperlé et Saint Matthieu de Fine Terre) et deux de sisterciens ( Le Relec et Saint Maurice de Carnoët).

(2)Cela n’empêcha pas plusieurs moines, pour peu que leur séjour se prolongeât, de s’acclimater et même de faire figure d’autochtones.

Par exemple, Dom Grégoire Prudhomme, quatrième membre de la communauté à cette date, qui tint école pour les petits enfants du cru, «  Afin de se perfectionner dans la langue du pays tout en y instruisant ». Il apprit même assez de breton pour être capable de se tenir au confessionnal à la disposition des pèlerins. Ce fut un moine exemplaire tenu pour saint par ses fidèles et le clergé : devenu aveugle, il supporta patiemment son infirmité, jusqu’au jour où sur l’ordre de son supérieur ( le Dom Germain Cousin cité dans l’acte notarié) en 1670, il dut demander sa guérison à Dieu. Guérison qui lui fut accordée. Mort à Saint Matthieu le 20 septembre 1679, en la vigile de la fête patronale, il y fut enterré « les curés et les prêtres ne voulant pas souffrir que son corps fût porté en terre par d’autres qu’eux.

Dom Louis Le Pelletier est encore plus connu. Né au Mans en 1663, il arriva à Saint Matthieu en fin de siècle et s’y familiarisa tellement avec le breton qu’il publia un « dictionnaire de la langue bretonne » qui a fait longtemps autorité.

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